5 décembre 2013

Politique de la ville vue par le géopoliticien Jérémy Robine : "une fracture raciale"

Alertant sur une crise de cohésion nationale couvant selon lui dans les banlieues françaises, le géopoliticien Jérémy Robine aborde sans langue de bois la réforme en cours de la politique de la Ville, la rénovation urbaine, l'immigration et « la fracture raciale », le rôle de l'exécutif tout comme celui des collectivités locales, etc...

dans la Gazette, Par H. Soutra
Publié le 20/11/2013 

« Endroit criminogène, menaçant l’identité nationale » pour certains ; « lieu d’exclusion, symbole du racisme» pour d’autres : comment se fait-il que trente ans de politique de la Ville n’aient pas fait évoluer ce débat sur les banlieues ?

A l’évidence, la politique de la Ville aurait dû davantage s’accompagner de discours portant sur la mémoire et de mesures symboliques envers les habitants des quartiers populaires, comme le droit de vote des étrangers aux élections locales. Les politiques de mobilité de l’ANRU et les actions culturelles de l’ACSé agissent sur ces préjugés, mais cela demeure très insuffisant et n’empêche pas les stratégies d’évitement (résidentiel, scolaire) de se développer.
L’idéologie Républicaine et un certain paternalisme ont rendu minoritaires les personnes souhaitant faire évoluer ces représentations sur les banlieues. La grande majorité des acteurs de la politique de la Ville a sincèrement pensé que le problème des banlieues était avant tout urbain. Et ils avaient, en partie, raison. Mais dès lors, leur objectif n’était pas de faire évoluer ces préjugés.

Faut-il, pour autant, en conclure à un échec de la politique de la Ville ?

Pour évaluer la politique de la Ville, déjà faudrait-il connaître son objectif initial. Vise-t-elle à « acheter la paix sociale » en maintenant un écart raisonnable entre le cœur de ville et les quartiers de relégation ? Ou, au contraire, doit-elle en modifier le destin par une lutte contre l’inégale spécialisation résidentielle des territoires en disséminant ses habitants partout dans la ville ?
En apportant diverses améliorations en termes de transports et de services, la rénovation urbaine a maintenu une situation socialement acceptable satisfaisant la majorité des habitants. Pour autant, elle n’a pas modifié la réputation de ces ghettos : à peine 20% des quartiers rénovés connaissent un semblant d’attractivité et donc un début de gentrification.
Donc évidemment, la politique de la Ville n’a pas résolu tous les problèmes.  Mais ses résultats sont tellement variables selon les périodes, les territoires et les acteurs locaux qui y agissent qu’il est impossible de juger uniformément un tel bilan.

Resserrement de la géographie prioritaire, participation des habitants, contractualisation unique, etc… Que pensez-vous de la réforme en cours ?

La réforme en cours prolonge et corrige le plan précédent, dans un contexte budgétaire difficile. Revenir à des interventions massives sur un nombre restreint de territoires était nécessaire; tout comme rééquilibrer les actions préexistantes vis-à-vis de l’urbain avec celles en faveur de l’humain.
Pour autant, les zones d’éducation prioritaires et les zones de sécurité prioritaires ne seront toujours pas du ressort de la politique de la Ville. Je demeure également perplexe sur la mise en œuvre de la participation des habitants, dont l’objectif est sain mais qui pose toujours de lourdes difficultés, et surtout qui recouvre un non-dit français : la question de l’identité.
Cette réforme a le potentiel pour régler certains problèmes rencontrés dans les « ghettos », mais ne règlera pas le Problème des banlieues. Se concentrer sur des enjeux techniciens traitant uniquement des problématiques sociales et économiques n’est pas suffisant : si l’on se retrouvait par chance demain en situation de plein-emploi, les habitants des banlieues seraient toujours confrontés à des discriminations raciales(1) et liées à l’adresse.
Reconstruire la cohésion nationale – via la rénovation urbaine, l’insertion éducative et sociale et l’égalité raciale – aurait dû être la priorité de la gauche revenue au pouvoir. Il ne s’agissait pas de remplacer la lutte contre les inégalités socio-spatiales par la lutte contre les inégalités raciales, mais bien de les articuler pour régler la crise de cohésion nationale dont les banlieues sont le symptôme.

Comment expliquez-vous que la politique de la Ville – bien que s’appliquant sur des territoires où sont concentrés les populations immigrées – traitent moins des thématiques d’égalité ou d’identité que des aspects urbains ?

Il y a un déni historique de la gauche(2) – ainsi que d’une grande partie de la société française – sur cette question : ils ne veulent pas voir la fracture raciale. L’idéologie républicaine dans laquelle se drape la gauche l’empêche de reconnaître l’existence d’un ordre racial (aux côtés d’un ordre social, d’un ordre genré, etc.), car il remet en cause son sacro-saint modèle républicain.
Pour cette raison, la politique de la Ville – inventée sous la gauche au début des années 80 – a été une réponse strictement urbaine à une demande d’égalité, celle portée par les marcheurs de 1983. D’emblée, il y avait donc un hiatus empêchant de parler égalité et nation, et de lutter contre la ségrégation raciale.
En continuant de penser dans le cadre exclusif de la politique de la Ville, François Lamy fait sans doute ce qui lui est permis. Mais c’est une erreur pour la gauche.

Cette « fracture raciale » est également prégnante dans certains territoires : les élus locaux peuvent-ils modifier les choses, à leur échelle ?

Dans un monde mondialisé comme le nôtre, ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Syrie(3) influence bien plus la pensée et le comportement des habitants d’un quartier que la politique de la Ville qui y est mise en œuvre, à moins que son propre immeuble soit concerné. Pour autant, les élus disposent de moyens pour influer sur la ségrégation raciale.
Outre le traditionnel levier du logement et donc des politiques de peuplement, certains ont la possibilité de donner un véritable sens au « vivre-ensemble » en alimentant par exemple leurs discours politiques d’évènements valorisables dans l’histoire du territoire, en montrant l’exemple de la manière de penser l’identité locale.
Il existe un « Nous » toulousain, qui permet de faire cohésion à l’échelle de la ville même si tout n’y est pas rose pour autant. Cela s’explique notamment par l’installation de l’université dans le quartier populaire du Mirail ou encore par une culture populaire incarnée par le groupe de rap Zebda, qui se lie à une tradition locale de chanson populaire « occitane ».
Malgré des inégalités territoriales évidentes, les Français issus de l’immigration habitant la cité phocéenne se sentent pleinement Marseillais : de fait, ils sont par exemple allés défendre le vieux port lorsque des hooligans anglais saccageaient les commerces en marge de la coupe du monde de 1998, et les émeutes de 2005 n’ont pas touchées les quartiers nord.

Les phénomènes de délinquance et fort taux de sentiment d’insécurité propres aux banlieues s’expliquent-ils notamment par les inégalités raciales touchant les habitants des quartiers populaires ?

La délinquance dans les banlieues n’est pas seulement le fruit de l’échec urbanistique des grands ensembles. Elle s’explique aussi par le climat politique et médiatique, ainsi que par des évolutions sociétales – délinquance juvénile, diminution de la tolérance à la violence, etc…
Effectivement, la dimension raciale est également présente.
Alors que la délinquance populaire – symbole du mal-être des classes populaires et notamment de certaines populations immigrées – a toujours existé et demeure aujourd’hui plutôt stable, la société l’identifie aujourd’hui non plus à une catégorie sociale mais à un groupe ethnique.
Par leur tenue ou leur langage, les « jeunes de banlieues » diffusent volontairement un sentiment d’hostilité : c’est un moyen de retourner le stigmate, d’effrayer une société qui selon eux ne les désire plus. Et cela fonctionne : aidé en cela par le discours médiatique et politique, les adultes paniquent car ils ne parviennent pas à leur imposer leur autorité naturelle. Sauf que lorsque ces « jeunes de banlieues » veulent passer à autre chose, ils se retrouvent prisonniers de ce préjugé.
La violence gratuite, qui caractériserait soi-disant ces « barbares », est clairement liée à l’existence du « ghetto ». Lorsqu’un élève d’un établissement ZEP agresse son professeur, ce n’est pas un acte gratuit mais politique : c’est une réaction de frustration vis-à-vis du sentiment d’absence d’avenir, résultat de l’injustice du système scolaire censé assurer l’égalité entre tous alors que les chances de réussite varient en fonction du nom ou de la couleur de peau.
Note 01:
Face à la sensibilité des expressions "race", "fracture raciale" ou encore "ordre racial" évoqués tout au long de cet entretien, il a été demandé à Jérémy Robine de s'expliquer sur ce que ces termes recouvrait selon lui. Voici ses précisions: « S’il est acquis depuis très longtemps qu'il n'existe pas de races qui fassent sens au plan biologique, l’immense majorité des humains croient que des races existent. Du fait qu’une majorité y croit, la perception raciale est ainsi opératoire dans la réalité sociale : une personne est discriminée en fonction de sa race, même si ce n'est pas une vérité biologique mais une construction sociale, subie et / ou revendiquée, portant sur l’identité des individus. Cela forme un ordre racial, qui structure la société avec des dominants et des dominés, et qui fait qu'un Blanc antiraciste et un Noir non revendicatif de son identité raciale, par exemple, ne sont pas en mesure d'avoir des relations sans influence des races. Chacun reste un Noir un ou un Blanc, et son expérience de vie est structurée sans qu’il ne puisse s’en défaire. Dans notre pays, les Blancs ont des avantages objectifs, même s'ils sont antiracistes, comme par exemple un risque de bavure policière infiniment moindre, une plus grande facilité à trouver un boulot, etc. Alors qu’un Blanc naît humain, ou rien du tout, d’autres ont eu à mesurer leur « anormalité » par des adjectifs : ils sont des Noirs, des Maghrébins, des "issus de", des Arabes, des beurs, de musulmans et dieu sait quoi d'autre. Les individus moins dominants ou plus ou moins dominés sont donc toujours renvoyé à leur(s) spécificité(s) propre(s) (exemple : origine ethnique, jeune, femme, homosexuel, etc…) au regard de la norme construite par les rien-du-tout. » -Retourner au texte
Note 02:
« Enfermée dans son orthodoxie républicaine et piégée par le discours de fermeté de la droite, la gauche occulte sciemment la question coloniale – dont est pourtant issue aujourd’hui près de 15% des Français – tout comme elle marginalise la guerre puis la libération de l’Algérie. C’est pourtant de ces souvenirs que viennent les représentations de ce qu’est un « Noir » ou un « Arabe » en France. Dire cela ne signifie pas que la France serait un pays pire qu’un autre, mais seulement qu’elle est comme d’autres pays européens ayant été des empires coloniaux. Il est urgent d’amender la construction politique de « L’histoire de la France » et donc le roman national » explique Jérémy Robine - Retourner au texte
Note 03:
Pour Jérémy Robine, « des évènements relevant d’échelles et de temporalités différentes – comme la montée latente de l’islamisme politique au Moyen-Orient et au Maghreb, autant que les affaires de voile à l’école et les polémiques politiciennes en découlant en France ou encore les violences urbaines – s’additionnent les unes aux autres et forment une représentation, par exemple celle comme quoi les banlieues menaceraient l’identité nationale française. »

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