24 février 2015

« On érige entre « eux » et « nous » le mur qu’on cherche à abattre »


La résurgence de la question de la ségrégation urbaine, immédiatement après une vague d’attentats, oriente vers une réponse territoriale à la question du terrorisme. Or celui-ci est structuré à l’échelle planétaire et fonctionne selon une logique de réseaux, sans inscription territoriale évidente hormis cet espace très particulier qu’est l’univers carcéral.

Croire en un déterminisme spatial du terrorisme n’a pas grand sens : si les conditions de vie urbaine ou la composition sociologique d’un quartier devaient prédisposer à de tels actes, alors les terroristes seraient infiniment plus nombreux ! En superposant la figure d’un « ennemi de l’intérieur » à celle des banlieues, cette approche contribue à jeter une suspicion globale sur une catégorie d’habitants des villes qui n’a rien à voir, de près ou de loin, avec le terrorisme. Les dommages collatéraux de cette lecture spatiale – mais l’espace condense ici des stéréotypes ethniques et culturels – pourraient s’avérer redoutables.

La volonté de « casser les ghettos » ou encore d’« en finir avec les banlieues » est-elle à nouveau à l’ordre du jour du gouvernement avec ces récents événements ?
Les « plans Marshall » pour les banlieues ne sont plus de saison dans un contexte de restriction budgétaire. Dans la période récente, les discours politiques hyper-volontaristes ont d’ailleurs été un peu éclipsés par les déconvenues de la rénovation urbaine, qui promettait d’apporter un règlement définitif au « problème des banlieues ».
Cela n’empêche pas le gouvernement actuel de reprendre le fil d’une promesse réitérée depuis au moins vingt-cinq ans : celle d’en finir avec les ghettos, la ségrégation ou l’apartheid. C’est une figure bien connue du discours national qui assure à échéance périodique que l’on va maintenant s’attaquer aux « vrais causes du problème » au lieu d’apporter les mêmes réponses « cosmétiques » que les gouvernements précédents.
Le discours sur « la fin des banlieues » a des ressorts qui peuvent rappeler d’autres rhétoriques abolitionnistes, sur la drogue ou la prostitution par exemple. On dessine une utopie apparemment émancipatrice, mais on se dispense d’une réflexion sérieuse sur la fonction sociale des phénomènes que l’on prétend éradiquer. Le politique se range du côté de la morale majoritaire – chacun peut ainsi se retrouver dans l’idée que la ségrégation est un fléau – mais le pas est vite franchi pour faire porter aux victimes la responsabilité de leur problème.

Comment s’opère, selon vous, ce déplacement des responsabilités dans la ségrégation ?
La ségrégation résidentielle est le produit complexe de plusieurs facteurs : des décisions (ou non-décisions) politiques et institutionnelles, la loi du marché et les préférences des ménages, notamment de ceux qui fuient ou évitent les minorités.
Comme il est très difficile d’avoir prise simultanément sur l’ensemble de ces paramètres, les pouvoirs publics ont vite fait d’incriminer les quartiers où se concentrent des populations précaires et des minorités ethniques en décrétant qu’il faut changer leur peuplement.
Or, dans la pratique, les politiques de peuplement ont toujours consisté à restreindre l’offre de logements accessibles par des populations déjà pénalisées par le déficit chronique de logements abordables et les discriminations dont elles sont l’objet ailleurs dans la ville. Ce faisant, on perd de vue la fonction d’accueil et de promotion que jouent les quartiers d’habitat social, notamment pour les familles immigrées qui, en accédant à un HLM – même dans un quartier prioritaire de la politique de la ville –, améliorent leurs conditions de logement en comparaison des conditions souvent déplorables qu’elles connaissaient dans le parc privé.

Au vu des chiffres alarmants collectés tous les ans par l’ONZUS, n’est-il pas néanmoins urgent d’enrayer effectivement une ségrégation qui pénalise les habitants des quartiers populaires ?
Attention aux biais statistiques ! Se focaliser sur les écarts territoriaux – bien réels – entre ces quartiers et leur environnement, c’est raisonner sur des « stocks » au risque d’oublier les « flux » de populations, c’est-à-dire ceux qui entrent et sortent des quartiers. Poser au contraire le problème de la ségrégation en terme dynamique plutôt que statique permet de déplacer la focale vers les marges de manœuvre résidentielles des ménages.
Si l’on ne veut pas que les politiques de mixité sociale ajoutent de l’injustice aux inégalités subies par ceux qui ont d’ores et déjà le moins de choix résidentiels, la seule politique de déségrégation acceptable consiste à accroitre l’offre de logements accessibles à une large échelle, et à mener une action vigoureuse contre les discriminations dans le parc privé comme social.
Ouvrir la gamme des choix, c’est également tenter de rendre les quartiers d’habitat social plus attractifs pour ceux qui y résident déjà – notamment les ménages en voie de mobilité sociale ascendante qui sont tentés de quitter la « cité » – au lieu de s’évertuer à attirer des classes moyennes blanches qui n’y reviendront sans doute jamais.

Favoriser la mixité dans les quartiers HLM n’est-il pas un objectif louable ?
La mixité doit surtout être encouragée là où ses bénéfices sont établis, à l’école évidemment, mais aussi à l’université, dans l’entreprise ou dans la vie publique… Avant d’être un facteur d’inégalité, la ségrégation résidentielle est le reflet d’autres inégalités exprimant le déni d’accès de certains groupes à des ressources urbaines qui déterminent les trajectoires individuelles. Il y a donc davantage besoin de politiques d’accès que de politiques de peuplement.
Se focaliser sur la mixité résidentielle dans les quartiers populaires, c’est se tromper en partie d’objectif : un voisin de palier d’une autre origine ou d’une autre classe sociale vous mettra rarement le pied à l’étrier pour réussir à l’école ou trouver un emploi. Des marchés scolaires et de l’emploi moins ségrégatifs seraient des leviers bien plus sûrs pour améliorer la condition des plus défavorisés.

Une telle concentration d’habitat social et de pauvreté dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville ne représente-t-elle pas, malgré tout, une « anomalie » au regard d’un principe d’égalité républicaine ?
Comme le montrent plusieurs contributions à l’ouvrage collectif, il y a toujours eu des espaces à dominante ouvrière, mais aussi immigrée, qui ont suscité la réprobation et attisé les peurs sociales. C’était le cas des faubourgs ouvriers du 19e siècle où affluaient des immigrés de l’intérieur venus des campagnes.

Plus près de nous, le regroupement de « Nord-africains » dans des foyers en métropole a été considéré comme une grave menace pour l’ordre public à partir de la guerre d’Algérie. On a alors commencé à établir, de la manière la plus officielle qui soit, des quotas ethniques pour contrarier ces regroupements. Puis, avec l’entrée des familles immigrées dans le parc social de droit commun, ont été mises en place des politiques de peuplement – officielles ou officieuses – qui ont, paradoxalement, consolidé la ségrégation ethnique en orientant ces familles vers les mêmes quartiers ou bâtiments.

Chercher à démanteler aujourd’hui cet héritage historique en invoquant « l’égalité républicaine » n’est pas sans ambiguïtés. Car les pouvoirs publics ne se contentent pas de parler d’égalité de traitement, des droits ou des chances.
S’ils associent une thématique « républicaine » à la lutte contre la ségrégation, c’est que la préoccupation centrale est moins d’œuvrer pour la justice spatiale que de conjurer une menace de nature très politique, que résume l’image omniprésente dans les représentations politico-médiatiques d’une communauté nationale prise en étau entre le communautarisme ethno-religieux d’un côté et l’extrémisme de droite de l’autre.

Invoquer l’égalité républicaine serait donc, selon vous, contre-productif ?
Le paradoxe est permanent : d’un côté, on dit rechercher l’inclusion de populations en marge, mais de l’autre on produit la différence en rappelant sans cesse à ces mêmes populations qu’elles ne sont pas tout à fait comme les autres, qu’il leur manque quelque chose pour être à la hauteur de l’exigence républicaine. On reste en fait prisonnier de la logique de « l’intégration à la française » : le soupçon sur le manque de volonté de s’intégrer – ou plus exactement de s’assimiler – est toujours là, même pour ceux qui sont nés ici.
Du coup, l’égalité républicaine doit moins se comprendre comme la volonté de rendre les mêmes droits accessibles à tous au nom d’une citoyenneté urbaine, que comme la volonté de subordonner ces droits à un devoir de conformité de la part des populations censées en bénéficier. C’était très explicite dans le « donnant-donnant » proposé par Fadela Amara aux jeunes des quartiers.
Cela reste très perceptible dans le discours actuel sur les valeurs de la République ou l’esprit de citoyenneté qu’il faudrait diffuser auprès de certaines parties de la société qui n’y adhéreraient pas à cause de leurs retards culturels ou de leur affiliation religieuse. Ce faisant, les pouvoirs publics participent à la construction d’un imaginaire politique et social qui érige un mur entre « eux » et « nous », ce même mur que l’on dit vouloir abattre au nom de la lutte contre l’apartheid…

Le problème ne réside-t-il pas, non plus, dans le décalage entre l’affirmation des valeurs républicaines et leur effectivité dans ces territoires ?
Oui, c’est l’autre problème du paradigme républicain. On a fait jusqu’à présent comme s’il suffisait de « faire des quartiers comme les autres » pour établir l’égalité réelle. Il ne suffit pas, pour cela, d’implanter le même nombre d’équipements publics qu’en centre-ville, de rénover des logements ou d’essayer d’injecter de la mixité sociale par la promotion privée.
L’égalité est aussi et peut-être surtout affaire d’égale considération ou dignité en tant que citoyen urbain, quelles que soient ses conditions matérielles d’existence ou ses orientations culturelles. Cela suppose concrètement de rompre avec une forme d’infantilisation des minorités dans les espaces dévolus à la démocratie participative, perceptible récemment dans les « conseils citoyens » instaurés par la loi Lamy.
L’égalité, c’est enfin penser que l’on n’est pas éternellement voué à subir une pénalité à cause de son patronyme, de sa couleur de peau ou de ses convictions religieuses. De ce point de vue, l’absence de politique publique un tant soit peu consistante de lutte contre les discriminations fondées sur ces critères sape à peu près tout l’édifice rhétorique républicain.

Les politiques urbaines appliquées dans d’autres pays européens pourraient-elles utilement inspirer le gouvernement de Manuel Valls à quelques semaines d’un comité interministériel sur l’égalité et la citoyenneté ?
La mauvaise nouvelle pour la promesse républicaine d’en finir avec « le problème des banlieues », c’est qu’aucun pays n’est jamais venu à bout de ses marges urbaines ! La ville sans ségrégation est très largement une mythologie du discours politique français contemporain. Une mythologie d’autant plus décalée avec le fonctionnement concret des villes que l’on avance vers une société de marché qui produit mécaniquement de l’inégalité et de la ségrégation…
La bonne nouvelle pour la politique de la ville française, c’est qu’elle bénéficie d’un soutien politique très stable malgré les critiques, plus ou moins équitables mais toujours exacerbées, dont elle est l’objet depuis plusieurs décennies. Dans les trois pays européens examinés dans l’ouvrage (Grande-Bretagne, Allemagne, Pays-Bas), la politique urbaine ne bénéficie pas d’un même statut protecteur, que l’on doit probablement en France à la hantise d’un effondrement du « modèle républicain ».
Le revers de notre médaille nationale, c’est la grande inertie des schémas de pensée et d’organisation, au-delà de l’instabilité des dispositifs et des procédures qui caractérise la politique française. Des schémas qui rendent plus difficile qu’ailleurs le partenariat entre la sphère publique et la société civile, ainsi que la mise en œuvre d’une approche mieux articulée du traitement des quartiers et de la promotion des gens.

REFERENCES

Ouvrage dirigé par Thomas Kirszbaum, avec les contributions d’une quinzaine de spécialistes (dont Hélène Balazard Maurice Blanc, Renaud Epstein, Philippe Estèbe, Christine Lelévrier, Eric Marlière, Thibault Tellier...) ainsi que de Dominique Figeat, acteur historique de la politique de la ville.
Cet ouvrage est issu d’une série de séminaires organisés par l’Institut des hautes études de développement et d’aménagement des territoires en Europe (IHEDATE).

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