11 avril 2014

"Géopolitique de l'insécurité et du Front national"

A la croisée de la géographie, de la science politique et de la criminologie, Bernard Alidières analyse l’évolution du vote Front national au cours des élections municipales 2014. Comment le FN progresse-t-il dans des territoires historiquement allergiques aux Le Pen ? Pourquoi pêche-t-il dans certaines de ses zones de force ? Comment expliquer l’adhésion de plus en plus d'électeurs aux théories frontistes ? Autant de questions auxquelles cet auteur de « Géopolitique de l’insécurité et du Front national » répond sans langue de bois.


Publié le 03/04/2014 La GazettePar Hugo Soutra

Quelle lecture faites-vous de la progression du Front national (FN) lors des récentes élections municipales ?

La progression globale du Front national est incontestable. Présentant plus de listes que lors des précédentes échéances municipales, le parti de Marine Le Pen est parvenu à se maintenir dans plus de la moitié (315) des villes où il présentait un candidat. Avec onze mairies et un score moyen bien supérieur qu’à l’accoutumée, le FN peut fanfaronner.
Ce qui a été moins dit, c’est qu’une cartographie analysant la situation ville par ville relativise cette progression,
qui est finalement du même ordre de grandeur que celle des municipales de 1995. Plusieurs zones enregistrent un très fort recul, tant en termes de listes présentées que de résultats.

Lesquelles, par exemple ?

Cette régression est particulièrement visible dans la région parisienne, en Rhône-Alpes ainsi qu’en Alsace, trois régions où la scission entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret en 1998-1999 avait provoqué de fortes tensions. Quinze ans après, Marine Le Pen n’est, semble-t-il, toujours pas parvenue à reconquérir l’ensemble du potentiel d’électeurs, militants et candidats frontistes.
Pour prendre l’exemple de l’Ile-de-France, ce n’est plus 127 listes FN qui concourraient (comme en 1995) mais seulement 45 ! En Seine-Saint-Denis, où Marine Le Pen avait fait 13% en 2012, uniquement deux listes ont pu être constituées : la plupart de ses électeurs se sont donc abstenus ou reportés sur l’UMP.
Symbole des émeutes de l’automne 2005, Clichy-sous-Bois voit par exemple le FN passer de plus de 31% des suffrages exprimés en 1995… à 0%, faute de candidat.

Selon vous, il n’y aurait donc pas à s’alarmer de la poussée du FN ?

Je n’ai pas dit cela. Nuancer la poussée globale n’oblige pas à minimiser le vote national-populiste.
Simplement, les journalistes ont tendance à avoir la mémoire courte : cela fait trente ans que le FN existe sur le plan électoral. Or, personne n’a posé de question sur ces reculs, localisés certes, mais reculs tout de même.



Depuis 2010, il se diffuse en effet à l’ouest de la ligne Le Havre/Valence/Perpignan, particulièrement en Basse-Normandie, Bretagne, Poitou-Charentes mais aussi dans le Limousin ou les Pays-de-la-Loire. Néanmoins, là-bas, en cas de triangulaire, l’électeur frontiste du premier tour a rarement maintenu son vote et a plutôt préféré faire battre le maire sortant.

Impossible donc, de parler de « vote d’adhésion » comme le vante Marine Le Pen ?

Impossible pour l’instant, du moins en ce qui concerne ces zones d’expansion. Néanmoins, je ne crois pas que la fidélisation de l’électorat FN du Grand-Ouest et du Sud-Ouest ou le nombre de mairies remportées dans le midi méditerranéen était la véritable préoccupation de Marine Le Pen lors de ces élections.
Après plus de dix années de vache maigre lors des élections locales, l’urgence pour le FN résidait surtout dans la relance de son processus d’implantation locale.
Comptant désormais plus de 1 200 conseillers municipaux, l’extrême-droite va continuer à se structurer et se normaliser : cet ancrage et cette connaissance de la vie locale accroît leur capacité à remporter des sièges lors des futures élections départementales, régionales et législatives ; et Marine Le Pen obtiendra très facilement les 500 signatures nécessaires à sa candidature à la présidentielle 2017.

La « dédiabolisation » du FN a donc globalement fonctionné ?

Marine Le Pen a été la seule personnalité politique à adapter son discours au contexte de crise des cinq dernières années. Sa défense acharnée des services publics dans les territoires périurbains et ruraux a beaucoup joué dans l’extension récente du vote lepéniste à de nouveaux territoires.
A peine une feuille de papier à cigarettes sépare aujourd’hui son programme économique des idées portées par une partie de la gauche de la gauche au début des années 1980 : des électeurs qui, hier, n’arrivaient pas à écouter Jean-Marie peuvent aujourd’hui se laisser séduire par Marine.
Cela dit, la crise économique et ce changement de ton ne font pas tout.

Que voulez-vous dire par là ?

A des éléments conjoncturels comme l’exaspération fiscale ou les récentes « affaires » s’ajoute aussi des facteurs plus durables, comme la répartition plus équilibrée de l’immigration sur l’ensemble du territoire.
Savez-vous quels territoires ont accueilli le plus de jeunes d’origine étrangère sur les quarante dernières années (1) ? Ce ne sont pas seulement les « banlieues métissées » de Paris, Lyon ou Marseille, mais également certaines villes moyennes du Grand-Ouest et le Sud-Ouest, où le FN prospère depuis peu
La présence de plus en plus visible de Français – nés et scolarisés dans notre pays, mais d’origine subsaharienne ou maghrébine – est nouvelle à Angoulême ou Blois, mais aussi dans certaines communes moyennes de départements plus ruraux.
La population locale ne leur demandera jamais leur nationalité, mais le comportement d’une minorité pourra altérer son jugement sur les « jeunes de banlieues » et l’immigration en général.

D’autres facteurs de plus long-terme expliquent-ils également la progression du vote FN ?

Autrefois extrêmement paisibles, ces mêmes territoires connaissent une forte croissance du phénomène délinquant depuis le milieu des années 1990.
Outre les cambriolages qui ont pu booster le FN, la montée des atteintes aux personnes – particulièrement des petits délits – est également susceptible d’avoir modifié le vote de certains habitants-électeurs qui y ont été confrontés.

Les bousculant dans leur vie quotidienne, la multiplication des incivilités est susceptible de faire évoluer leurs représentations, de les faire déménager (s’ils en ont la possibilité) voire même de les rapprocher du FN.

La lutte contre l’insécurité a pourtant été un axe prisé par les candidats de droite mais aussi de gauche au cours de la dernière campagne ?

C’est une chose d’en parler, et une autre d’agir de façon explicite auprès des habitants. Rendues au premier ministre en 1982, les préconisations du rapport Bonnemaison ont mis des années à être déclinées sur le terrain par les maires.
Quel que soit leur apport positif pour l’action publique locale, des réunions technocratiques comme les Conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) demeurent inconnues des citoyens et ne les rassurent pas !

Minimiser les problèmes d’insécurité lorsqu’ils étaient au pouvoir a largement contribué à faire le jeu du Front national. Après nombre de promesses non tenues, quelques électeurs se disent en effet « Pourquoi ne pas voter pour le seul parti qui n’a pas encore eu le pouvoir et qui dit vouloir changer les choses ? »

Mais l’insécurité n’est-elle pas, en partie du moins, fantasmée par les électeurs du Front national ?

Non, la réalité est bien plus conséquente que les seuls faits rapportés.
Si les évolutions mensuelles des « chiffres de la délinquance » ne sont pas fiables, l’évolution de certains délits sur le long-terme est, elle, une évidence maintes fois démontrée par les enquêtes de victimation.

La réalité a, trop souvent, tendance à être édulcorée, par la majorité des :
  • élus, qui se voilent la face en espérant ne pas être jugés sur leur bilan de lutte contre l’insécurité ;
  • commissaires de police, qui ne font pas tout remonter à leur hiérarchie sous peine d’être accusés d’inefficacité ;
  • chefs d’établissements scolaires, qui ont tendance à ne pas signaler tous les faits par peur de voir se réduire leurs primes ;
  • sociologues, qui privilégient les excuses idéologiques et le déni d’une partie du réel à la recherche empirique sur des questions lourdes et profondes ;
  • journalistes des chaînes d’information en continu, qui montent en épingle les homicides à Marseille mais passent sous silence toutes les incivilités du quotidien ;

Et selon vous, ces « arrangements avec la réalité » de la part de ces différents acteurs feraient grimper le Front national…

Indirectement, oui. Une enquête de terrain menée à partir de rencontres de quartiers, de la presse locale, des statistiques policières et des résultats par bureaux de vote sur plusieurs années à Tourcoing (Nord) m’a permis de mieux comprendre comment des électeurs de gauche et de droite finissaient par voter Front national.
Le PS a payé, là-bas plus tôt qu’ailleurs, ses réticences à prendre le problème de l’insécurité à bras-le-corps, à délaisser son électorat populaire comme lui a de nouveau recommandé la fondation Terra Nova en 2011.
Le fait d’euphémiser la hausse de la délinquance, de ne pas s’intéresser aux victimes, ou même de nier qu’une fraction très minoritaire de la population immigrée se retrouvait être la plus active dans l’activité délinquante de cette ville, a contribué à généraliser une représentation erronée dans l’esprit des électeurs. Qu’on ne s’étonne pas aujourd’hui qu’elle fasse le lit du FN…

Quelle est cette croyance qui permettrait au FN de capter de nouveaux électeurs ?

Par peur d’apparaître « racistes », les acteurs de cette ville à forte tradition d’immigration (belges, italiens, portugais, maghrébins) refusaient de reconnaître qu’il y avait une surreprésentation des jeunes d’origine étrangère dans la petite délinquance. Pourtant, dire cela, à Tourcoing qui plus est, ne veut pas dire que tous les délinquants sont maghrébins, et encore moins que tous les maghrébins sont délinquants !
Seulement, à force de ne rien dire et de ne rien faire, ces deux représentations, bien que peu objectives, ont eu le temps de s’enraciner au point d’être considérées comme des « vérités » chez l’électorat FN.

Pourquoi refuse-t-on en France de dire les choses, pour mieux les comprendre et nous donner les moyens d’agir ? Il ne s’agit aucunement de stigmatiser une catégorie de la population française. D’ailleurs, les territoires où il y a une surreprésentation des jeunes d’origine étrangère dans l’activité délinquante sont aussi… les lieux où il y a une surreprésentation des victimes d’origine étrangère.

Dans votre ouvrage « Géopolitique de l’insécurité et du Front national », vous estimez que le « vide » laissé par les partis républicains sur cette question a eu bien d’autres effets néfastes que la seule pérénnisation du vote xénophobe…

A l’instar d’autres territoires socialement et ethniquement mixtes à l’époque, la Seine-Saint-Denis comptait au cours des années 1980 et 1990 de nombreux électeurs FN parmi sa population. Le net reflux des résultats frontistes, encore constaté en 2014, s’explique notamment par le déménagement de ces habitants-électeurs, lassés de subir des incivilités au quotidien.
Je comprends que la politique de l’autruche soit plus commode en matière de lutte contre l’insécurité, mais cette inaction a évidemment renforcé les phénomènes de ségrégation.
C’est vrai à l’échelle du collège, avec l’évitement scolaire, mais aussi de la commune, comme le prouve les recours grandissants contre la construction de logements sociaux.

Géographe de formation, Bernard Alidières est devenu docteur après avoir réalisé une thèse intitulée "De Tourcoing à la France : géopolitique du vote national-populiste (1977-2004)" à l'Institut Français de Géopolitique (IFG).
Après avoir publié “Géopolitique de l’insécurité et Front national” aux éditions Armand Colin (2006), il a également participé à la rédaction d'un numéro (2011) de la revue Hérodote consacrée à l'extrême droite en Europe. Une version remaniée et actualisée sera mise en vente mi-avril aux éditions de La Découverte.
A la suite de l'élection présidentielle 2012, Bernard Alidières a également publié une note de neuf pages "Le vote Marine Le Pen en avril 2012: quelle progression ?"

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